Le dossier d’Omar Khadr a fait l’objet d’une couverture médiatique importante dans les dernières années, et plus particulièrement depuis que le gouvernement canadien lui a versé une somme de 10,5 millions de dollars[1] et formulé des excuses officielles[2]. Ces décisions ne font pas l’unanimité, au contraire, la majorité de la population canadienne serait en défaveur[3]. Cette position populaire est très décevante. Bien que très tardifs, comment ne pas se réjouir de tels agissements ? Espérons qu’il s’agit simplement d’un manque d’informations pour en comprendre les impacts positifs sur notre système de justice.

 

D’entrée de jeu, je dois exprimer mes plus sincères sympathies à la veuve du sergent Christopher Speer tombé au combat en 2002. Même s’il savait les risques élevés que comportait son métier, il s’agit d’un décès de trop causé par ces guerres inutiles générées par l’Homme.

 

Une fois cela dit, il ne faut pas s’arrêter à la tristesse de cette perte humaine, mais regarder le dossier dans son ensemble.

 

Un résumé factuel s’impose

 

De ce que l’on sait et qui semble faire consensus, Omar Ahmed Sayid Khadr est un citoyen canadien qui, durant son enfance, est voyagé par son père entre son pays natal et l’Afghanistan. Le 27 juillet 2002, alors âgé de 15 ans, il est retrouvé au milieu une attaque de l’armée américaine en Afghanistan. C’est lors de cette intervention que le soldat Speer a été blessé mortellement. D’ailleurs, le cœur de l’histoire est que l’on reproche à Khadr, mineur à l’époque rappelons-le, d’avoir lancé la grenade qui a causé les blessures à des soldats américains, notamment Speer. Également blessé, Khadr est amené à la prison militaire américaine de Brabram pour ensuite être transféré, en octobre 2002, à Guantanamo Bay[4]. Après y être resté incarcéré, il plaidera coupable, le 30 octobre 2010, de plusieurs chefs d’accusation, incluant crime de guerre et du meurtre de Speer devant une commission militaire américaine dans le cadre d’une entente lui enjoignant de purger 8 autres années à Guantanamo, mais avec la possibilité de demander son transfert dans une prison canadienne après une année. Éligible depuis 2011, il est seulement rapatrié le 26 septembre 2012. Il obtiendra, le 7 mai 2015, après 13 années en détention, sa libération sous caution en attendant l’appel de sa « condamnation » à Guantanamo.

 

Qu’en est-il de la culpabilité de Khadr?

 

Le premier réflexe est peut-être de se dire que Khadr mérite amplement d’être emprisonné puisqu’il a tué un homme, et du même fait, il ne mérite aucunement qu’on lui donne de l’argent pour cela. Cependant, cette réflexion est beaucoup trop simpliste, nous devons pousser l’analyse.

 

Chacun peut avoir sa conception de la culpabilité, chacun a également droit à son opinion sur les faits, quels qu’ils soient. Par contre, dans le cadre d’une société libre et démocratique un certain cadre doit s’appliquer. Dans le cas précis de Omar Khadr, plusieurs points pertinents doivent être tenus en compte.

 

En premier lieu, il était mineur au moment des événements et la position des organismes des droits de l’Homme est catégorique à l’effet que les enfants sont des victimes, et non des délinquants[5]. D’ailleurs, depuis la Seconde Guerre mondiale, Khadr est le seul enfant à avoir été accusé de crime de guerre, ce qui a été déploré officiellement par l’ONU[6].

 

En deuxième lieu, la preuve admissible contre lui est-elle suffisante pour en conclure qu’il est l’auteur des crimes reprochés ? Je ne peux m’avancer beaucoup sur ce sujet, n’ayant évidemment pas accès à la preuve, cependant, il ne semble pas être si facile d’en conclure ainsi puisqu’il semble y avoir des anomalies dans les rapports d’événements et, au surplus, la condition physique de Khadr au moment des faits met en doute sa capacité à lancer la grenade[7].

 

De toute façon, n’a-t-il pas plaidé coupable? Nous entrons maintenant dans le vif du sujet puisque les plaidoyers de culpabilité n’auraient été faits que dans l’unique but de sortir de la prison Guantanamo qui, rappelons-le, est tristement célèbre pour être reconnue comme étant un endroit où les droits de l’Homme ne sont pas respectés, notamment, en raison de la torture qui y ait pratiquée. D’ailleurs sur ce point, il a été reconnu par la Cour suprême du Canada que ses droits et libertés avaient été violés[8] durant sa détention.

 

Dans le contexte où l’on viole les droits de l’accusé pour en venir à lui faire admettre des crimes pour que cessent ses violations, est-ce qu’on peut parler de culpabilité ? Vous comprendrez que selon moi la réponse est non, mais le système de justice américaine devra également répondre à cette question étant donné que Khadr est en appel de sa « condamnation ».

 

À vouloir pousser l’analyse, on peut également se demander si dans le contexte d’un conflit armé comme il faisait rage en Afghanistan à l’époque, est-ce que de lancer une grenade à ses assaillants doit être considéré comme un crime de guerre. Cela est l’un des points soutenus par la défense dans la procédure en appel aux États-Unis.

 

Des arguments en faveur de la compensation financière?

 

À tout événement, coupable ou non, là n’est pas la question pour comprendre la compensation qu’il a reçue d’Ottawa. Pour le faire, il faut s’attarder aux procédures judiciaires ayant eu lieu au Canada, mais surtout le comportement du gouvernement conservateur de l’époque.

 

De prime abord, le montant versé à Khadr fait suite à une poursuite qu’il a intentée contre le gouvernement canadien pour plus de vingt millions de dollars. Advenant même que la responsabilité du défendeur ne soit pas totalement limpide, il est généralement bon d’envisager un règlement du dossier afin d’éviter des frais judiciaires et une éventuelle condamnation. Dans le dossier en cause, il est sage pour le gouvernement libéral actuel d’avoir réglé plutôt rapidement cette poursuite lorsqu’on sait que dans le passé le gouvernement s’était entêté dans des procédures qu’il a en grande majorité perdue, et ce, à fort coût, soit 4,6 millions de dollars[9]. Le plus troublant est que l’ancien Premier ministre Harper maintient encore aujourd’hui sa position. Il va même jusqu’à téléphoner aux présumées victimes de Khadr et leurs proches pour leur témoigner son « indignation » de la compensation[10].

 

D’ailleurs, c’est en grande partie cet entêtement qui est responsable du fait que lorsque le gouvernement actuel a analysé les probabilités d’être condamné, la meilleure option devenait d’offrir un règlement à l’amiable. L’historique judiciaire laissait peu de chance au gouvernement canadien, car les jugements de la Cour suprême sont favorables à Khadr.

 

Résumons les procédures judiciaires ayant couté les 10,5 millions

 

Khadr a dû plaider trois fois plutôt qu’une devant la Cour suprême du Canada.

 

La première fois, Khadr a dû défendre, devant le plus haut tribunal du pays, une décision de la Cour fédérale portée en appel par, entre autres, le Ministre de la Justice. Cette décision ordonnait que soient communiqués à Khadr certains éléments de preuve obtenus par le Canada. En effet, pendant sa détention à Guantanamo, des « responsables canadiens », notamment des agents du Service canadien du renseignement de sécurité, se sont déplacés pour l’interroger, notamment sur les crimes pour lesquels il était inculpé et ils ont relayé le fruit de l’enquête aux autorités américaines. En s’appuyant sur le fait qu’il y a « violation manifeste des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne », le Tribunal en vient à la conclusion que l’on doit divulguer les documents en cause[11]. Il s’agit d’une première reconnaissance des violations des droits de Khadr avec, en prime, celle d’une complicité du Canada avec les États-Unis. Déjà en 2008, on ne peut se mettre la tête dans le sable et rejeter la faute sur les Américains, le Canada est allé à l’encontre des droits de Khadr a conclu la Cour suprême.

 

La seconde fois concerne son rapatriement de Guantanamo. Dans un recours en contrôle judiciaire de la décision du Premier ministre du Canada de ne pas le rapatrier, la Cour fédérale avait donné raison à Khadr. Dans son jugement d’avril 2009, la Cour fédérale ordonne aux défendeurs, le Premier ministre du Canada, le ministre des Affaires étrangères, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et le commissaire de la Gendarmerie royale du Canada, de demander aux États-Unis de renvoyer M. Khadr au Canada aussitôt que possible[12]. Cette décision fut portée en appel par le Premier ministre. Bien que la Cour suprême en vient à la conclusion de ne pas ordonner au Premier ministre de rapatrier Khadr, le plus haut tribunal du pays est clair : « Le Canada a activement participé à un processus contraire aux obligations internationales qui lui incombent en matière de droits de la personne et a contribué à la détention continue de K, de telle sorte qu’il a porté atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité de sa personne que lui garantit l’art. 7 de la Charte, et ce, de manière incompatible avec les principes de justice fondamentale. »[13]. Le message est pourtant sans équivoque, la Cour fait un lien entre les agissements du gouvernement canadien et la violation des droits de Khadr. Bien que le judiciaire (la Cour suprême) en vient à la conclusion qu’elle ne peut, pour des raisons de responsabilité constitutionnelle, ordonner à l’exécutif (le gouvernement) de rapatrier Khadr, le Tribunal a quand même indiqué que la violation devait faire l’objet d’une réparation. Dans le contexte où tant qu’il est à Guantanamo il y aura violation, la réparation appropriée s’impose d’elle-même. Malgré tout, le gouvernement s’entête à ne pas le rapatrier avant 2012, d’autant plus qu’il était le dernier citoyen d’un pays occidental à ne pas avoir été rapatrié. Également intéressant de remettre en perspective que la décision de la Cour suprême est rendue en janvier 2010, et que c’est peu après, devant le maintien du refus du gouvernement de le rapatrier, qu’il prend une entente, en octobre 2010, avec les Américains.

 

Même suite à son rapatriement, Khadr a dû se rendre, une troisième fois, devant la Cour suprême. Cette fois, la Cour d’appel de l’Alberta ordonne son transfert dans un établissement correctionnel provincial. Encore une fois, le gouvernement en appelle, encore une fois Khadr a gain de cause, l’appel est rejeté[14].

 

À la lumière des jugements rendus de la saga judiciaire au Canada de Omar Khadr, un constat s’impose ; les droits de Khadr ont été violés et le Canada n’a pas su prendre les bonnes décisions pour éviter et/ou limiter les dommages. Tout d’abord, on s’entête à ne pas lui remettre la preuve des interrogatoires faits par les services canadiens, soulignons-le, faits en violation de ces droits, notamment, suite à ni plus ni moins que de la torture. Ensuite, on tarde considérablement à le rapatrier même si cela implique la continuation de la violation de ces droits, et ce, en toute connaissance de cause puisque déterminé par le plus haut tribunal de notre pays.

 

En résumé, la compensation financière octroyée à Khadr est le même traitement qu’on réserve à tout citoyen victime d’un préjudice causé par la faute d’un autre. Il ne faut pas jouer dans le sentiment et s’offusquer de verser de l’argent à un, peut-être, assassin, il faut voir l’humain, surtout le Canadien, à qui l’on a violé les droits. Peu importe les crimes qu’il a commis, il s’agit d’un citoyen comme vous et moi qui a des droits, et que l’on se doit de respecter pour garantir l’intégrité de notre système de justice. C’est cette intégrité qui permet la pérennité des droits individuels.

 

Permettre de violer les droits d’un Homme sous prétexte qu’il ne les mériterai pas moralement est le début de la fin de notre système judiciaire.

 

 

 

[1] http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1043967/canada-omar-khadr-excuses-officielles-10-millions-dollars-prison-guantanamo-bay
[2] https://www.canada.ca/fr/securite-publique-canada/nouvelles/2017/07/excuses_officiellespresenteesamomarkhadr.html
[3] http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1044612/sondage-canadiens-pas-dacccord-compensation-omar-khadr
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_de_Guant%C3%A1namo
[5] https://childrenandarmedconflict.un.org/fr/problematiques/les-enfants-detenus/
[6] http://www.crinarchive.org/resources/infoDetail.asp?ID=23043&flag=news
[7] http://ici.radio-canada.ca/emissions/enquete/2008-2009/Reportage.asp?idDoc=66148
[8] Canada (Premier ministre) c. Khadr, [2010] 1 RCS 44, 2010 CSC 3 (CanLII)
[9] http://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/paul-journet/201707/05/01-5113633-omar-khadr-lentetement-puni.php
[10] http://fr.canoe.ca/infos/quebeccanada/politiquefederale/archives/2017/07/20170714-065921.html
[11] Canada (Justice) c. Khadr, [2008] 2 RCS 125, 2008 CSC 28 (CanLII) 
[12] Khadr c. Canada (Premier ministre), [2010] 1 RCF 34, 2009 CF 405 (CanLII)
[13] Canada (Premier ministre) c. Khadr, [2010] 1 RCS 44, 2010 CSC 3 (CanLII)
[14] Établissement de Bowden c. Khadr, [2015] 2 RCS 325, 2015 CSC 26 (CanLII)